dimanche 10 février 2013

Témoignage de Maritée auteure de : "Ma vie en pièces détachées" et préface de la Dre Muriel Salmona


TÉMOIGNAGE DE MARITÉE, QUÉBEC, CANADA
ET PRÉFACE DE SON LIVRE "MA VIE EN PIÈCES DÉTACHÉES PAR LA DRE SALMONA 


Auteure du livre témoignage 
préfacée par la Dre Muriel Salmona


Ma vie en pièces détachées

Ma vie en pièces détachées

Maritée, qui croit avoir vécu dans une famille heureuse, voit peu à peu des souvenirs d’enfance remonter à la surface, des souvenirs horrifiants, qui l’obligent à faire un constat stupéfiant: elle a été victime de sévices sexuels sévères dès sa tendre enfance, et ce, par le premier homme de sa vie, celui qu’elle aimait le plus au monde. Maritée ne pourra vraiment se souvenir et commencer à guérir... [lire la suite]




Témoignage publié également sur le blog 
de l’ouvrage de la Dre Muriel Salmona : Le livre noir des violences sexuelles à Paraître chez Dunod le 10 avril 2013
sur la page Témoigner


"J’avais toujours cru avoir une enfance heureuse. Enfin, je me rends compte maintenant que c’est ce que ma mère s’était efforcée de me faire croire. J’avais supposément tout pour l’être. J’ai vécu dans l’abondance matérielle, nous avons été gâtés matériellement mon frère et moi en termes de jouets, vêtements, cours de musique et d’art, sports, voyages à tous les étés au bord de la mer. Mon père était un professionnel, ingénieur de formation, bien considéré dans sa communauté, pas alcoolique, toujours à la maison. Seules les études comptaient pour lui et comme je performais à l’école, j’étais sa préférée. J’ai étudié jusqu’au doctorat et ai même fait une partie du cursus pour être médecin. Et pourtant, j’ai toujours été malheureuse, très mal dans ma peau, mélancolique à l’extrême. J’avais l’impression de ne pas avoir le droit d’exister, qu’il me fallait paraître invisible aux yeux des autres, disparaître quoi, me cacher. J’ai fait ma première dépression à l’âge de 16 ans.

À l’adolescence, je me suis éveillée de façon consciente à la sexualité de façon vraiment peu romantique. Je mettais en scène de façon systématique des scénarios extrêmement morbides et sadiques. Je m’enfermais dans ma chambre ou dans la salle de bain, verrouillait la porte à double tour et m’imaginait être totalement à la merci d’un abuseur anonyme, un homme. Mon bourreau faisait tout ce qu’il veut de moi. Avec ma corde à danser, je m’attachais toujours de la même manière et de façon bizarre. Je m’attachais cette corde à la taille et puis la passait par la vulve plusieurs fois d’avant en arrière, aller retour, en tirant de toutes mes forces. Par la suite, je me ligotais les jambes et les chevilles pour finalement ressembler à pas mieux qu’un jambon ficelé, un morceau de viande bon à la consommation. Je prenais des positions humiliantes, à genoux, ou encore, couchée à plat ventre sur le plancher froid, juste à côté de la cuvette de la toilette. À d’autres moments, je fabriquais des mécanismes qui faisaient en sorte que la tension de la corde s’intensifiait progressivement entre mes deux 
jambes. Plus tard, lorsque j’ai eu ce que je pensais être ma première relation sexuelle complète, je me suis mise à rajouter la pénétration vaginale et anale avec toutes sortes d’objets maintenus en place par ces cordes placées de la même façon. Lorsque c’était fini, j’avais la vulve tellement enflammée qu’il me fallait mettre une débarbouillette d’eau froide. En fait, je me sentais comme si l’abuseur m’excisait et m’infibulait de façon symbolique avec des cordes et des objets et que c’était toujours à recommencer pour son plus grand plaisir.

J’avais aussi des rêveries éveillées. Je m’imaginais être victime d’un viol collectif par plusieurs jeunes hommes. L’un d’eux cassait le goulot d’une bouteille de vitre et me l’enfonçait dans le vagin alors que j’avais les poignets et les chevilles liées. Ils riaient et se moquaient de moi. Je m’évanouissais et lorsque je revenais à moi, ils recommençaient ou jouaient aux cartes en me laissant ainsi attachée, baignant dans mon sang. Toujours le même rêve éveillé, toujours le même scénario. Ou encore, j’étais flagellée et je perdais conscience. Mais je me disais que j’étais plus forte que mes bourreaux. Ils avaient mon corps mais n’auraient pas mon âme. Je pouvais m’imaginer cela des heures durant, jusqu’aux petites heures du matin.

Tout cela me plongeait dans une honte et un désarroi incroyables car je savais que c’était anormal et malsain. Je n’en ai jamais parlé à personne car la honte était à son paroxysme. Je me sentais complètement différente des autres et complètement seule, pas en relation avec personne. Et c’était comme un cercle vicieux, car plus je me sentais seule et isolée, malheureuse, plus je le faisais. C’était une véritable drogue. Tant que je n’avais pas passé à l’acte, cela occupait tout le champ de ma conscience. Et après, je ne pouvais plus regarder personne dans les yeux. Et le pire, c’est que je n’avais aucune espèce d’idée de ce qui me poussait à faire des choses aussi sordides et bizarres. Je savais seulement que mon père était un homme extrêmement contrôlant et que mes parents, catholiques très pratiquants (mon père avait même commencé des études de prêtrise), considéraient la sexualité comme dangereuse et répréhensible. Je n’avais aucun souvenir à ce moment-là de toutes les choses sadiques que mon père a pu pratiquer sur moi quand ma mère sortait faire des courses l’après-midi et ce, à partir de l’âge de 2 ans et demi jusqu’à l’âge de 14 ans. Je n’ai eu mon premier souvenir qu’à l’âge de 38 ans. Mais cela n’a pas été suffisant pour arrêter cela. Je sentais qu’il s’était passé autre chose de terrible sans pouvoir mettre le doigt dessus.

Suite à l’annonce de la possibilité que mon père ait abusé de moi, mes thérapeutes et moi avons été victimes d’un véritablement harcèlement de la part de toute ma famille et leurs amis, s’appuyant sur la thèse des faux souvenirs. Même les psychiatres que j’ai consultés parlaient seulement d’inceste « probable ». Ils n’osaient pas se mouiller. Pendant 10 ans, j’ai mis le couvert là-dessus. Je me suis mise à douter tout en souffrant de flashbacks d’une violence inouïe. À tous les jours, et même plusieurs fois par jour, je me mettais à hurler, à pleurer, je me raidissais et me tenais le pubis à deux mains, tout en implorant tout haut mon père de ne pas me faire « cela ». J’étais dans la terreur. Je dysjonctais. Et à d’autres moments, je lui demandais : « Pourquoi papa? Pourquoi? », mais sans qu’aucun souvenir visuel ne vienne. Il m’est alors devenu impossible de continuer à travailler. J’ai été mise à la porte d’une grosse multinationale pharmaceutique où j’occupais un emploi bien rémunéré et j’ai fait des tentatives de suicide.

J’ai donc fait du sur place jusqu’à ce que je rencontre une thérapeute qui a vraiment pu m’aider. Elle a été capable de m’accompagner pour plonger revisiter  les horreurs que j’avais vécues. Grâce à son expérience et sa compréhension de la problématique, et aux techniques qu’elle utilisait (dont entre autres l’intégration par les mouvements oculaires, une technique proche de l’EMDR), j’ai eu une véritable avalanche de souvenirs. Et tout de suite, les flashbacks ont commencé à diminuer en intensité et en fréquence pour finalement cesser complètement sur une période d’environ 3 ans. Et en même temps, j’ai réalisé toute l’horreur de ce que je me faisais vivre pour rester dissociée. Alors les auto-sévices ont aussi diminué progressivement pour finalement cesser complètement.

Aujourd’hui, à 52 ans, je peux dire que je commence vraiment à VIVRE, car je SAIS, maintenant, tout fait SENS, le puzzle de ma vie est reconstitué et ce n’est plus l’inconscient qui mène ma vie. Je me sens enfin unifiée et non plus « en pièces détachées ». Et « Ma vie en pièces détachées », c’est justement le titre du livre que j’ai écrit sous pseudonyme, sous le nom de Maritée, pour témoigner de cet enfer que j’ai vécu et qui a été récemment préfacé par la Dr Muriel Salmona."




Préface de la Dre Muriel Salmona


        Au delà de l’océan, et grâce à la magie d'internet et de ses réseaux sociaux, nous avons pu, Maritée et moi, échanger nos publications. Elle a découvert mes travaux cliniques et scientifiques sur la mémoire traumatique des victimes de violences et ses mécanismes neurobiologiques. Et j'ai découvert avec émotion son livre : un témoignage extraordinaire et capital sur une vie fracassée par un inceste effroyable dont elle n'avait plus aucun souvenir conscient, mais qui imposait sa loi au travers de sévices sexuels qu'elle s'auto-infligeait; et un témoignage exemplaire et remarquable sur une quête exigeante à la recherche de la vérité, sur une lutte acharnée pour se libérer du déni, pour comprendre et rassembler pièce à pièce une histoire à partir de bribes de souvenirs qui refaisaient surface.

            Son combat et le mien ne pouvaient que se rejoindre. Toutes les deux, nous nous battons pour que soient enfin connues, reconnues et comprises les stratégies de survie dévastatrices que les victimes de violences sexuelles sont obligées de mettre en place pour échapper à une souffrance intolérable. Parce qu'elles sont condamnées au silence, abandonnées sans protection et sans soins, les victimes d'inceste sont obligées de survivre seules avec des symptômes psychotraumatiques très graves. La mémoire traumatique des violences est le symptôme principal de ces troubles psychotraumatiques. Cette mémoire traumatique est une mémoire émotionnelle « fantôme » intrusive et incontrôlable des violences subies. Quand elle n’est pas traitée, elle revient hanter les victimes traumatisées pendant de longues années après les violences et parfois même toute leur vie, leur faisant revivre « éternellement » et à l'identique le « film » des violences avec les mêmes sentiments d'effroi, d'impuissance et de sidération ressentis lors de celles-ci. De façon incontrôlable, elle envahit alors le champ psychique avec la même détresse lors de flashbacks, de réminiscences sensorielles, émotionnelles et corporelles, comme une machine à remonter le temps. Véritable bombe toujours prête à exploser, cette mémoire traumatique transforme la vie des victimes en enfer. Pour l'éviter ou pour l'anesthésier une fois qu'elle est déclenchée, les victimes n'ont comme seul recours que de développer des conduites d'auto-traitement. Elles mettent en place des conduites de contrôle et d'évitement de tout ce qui peut, en rappelant les violences, faire exploser la mémoire traumatique, une des plus efficaces étant d'oublier ces violences. Et quand la mémoire traumatique explose malgré tout, elles ont alors recours à des conduites dissociantes pour l'anesthésier. Cette anesthésie physique et émotionnelle est obtenue par la prise de drogues ou d'alcool, ou par tout un ensemble de conduites à risques, de mises en danger, d'addiction au stress, d'automutilations et de scénarios violents qui sont des répliques des violences subies. Ces conduites dissociantes sont compulsives et incompréhensibles pour les victimes, elles les laissent dans un sentiment de culpabilité, de honte, de solitude et de désarroi total. C'est pour libérer les victimes de ces sentiments de honte et de culpabilité, pour leur rendre leur dignité et leur vérité que nous nous battons Maritée et moi. Et c'est aussi pour que ces conduites d'auto-traitement soient identifiées comme des symptômes psychotraumatiques par les professionnels qui prennent en charge les victimes, pour qu'elles soient entendues, reconnues, soignées, et que justice leur soit enfin rendue.

            De son côté, Maritée a fait d'elle-même et de sa vie son propre sujet de recherche et de témoignage pour informer sans relâche. Avec un courage et une générosité inouïe elle nous décrit dans son livre son calvaire, sa vie détruite par l'inceste paternel alors qu'elle n'était qu'une petite fille, sa quête de vérité et sa reconstruction. Par souci d'exemplarité, elle nous livre tous ses symptômes, même ceux qu'habituellement tout le monde cache. Nous apprenons comment elle a été murée pendant des dizaines d'années dans une amnésie de survie, et comment depuis l'adolescence elle a été aux prises avec une mémoire traumatique corporelle, des conduites d'automutilations et des sévices sexuels auto-infligés dans le cadre de scénarios sadiques terrifiants qu'elle mettait en scène. Puis comment, face à des souvenirs d'inceste effroyables qui sont revenus petit à petit, elle a mené une véritable enquête pour comprendre son histoire, pour retrouver sa mémoire. Dans cette recherche de vérité, ceux qui l'ont aidée ont été très rares, et c'est grâce uniquement à son obstination qu'elle a fini par rencontrer des thérapeutes compétents. Par contre, nombreux sont ceux, à commencer par sa famille, qui ont tout fait pour entraver sa route et entretenir un déni massif. La théorie délétère des « faux souvenirs » a été leur arme principale. Nombreux sont ceux aussi, qui par méconnaissance, insuffisance de formation, n'ont pas pu l'accompagner dans son désir de justice et de réparation. Et si à certains moments le désespoir et l'envie d'en finir l'ont submergée, elle n'a jamais renoncé à la vérité et ce n'est qu'en coupant toute relation avec sa famille incestueuse qu'elle a pu enfin se libérer, reconstituer son histoire et entamer un processus de guérison. Avec son incroyable force de vie et son talent, Maritée offre à toutes les victimes d'inceste, à leurs proches et à tous les professionnels, la possibilité d'entendre une voix authentique qui leur parle enfin de ce que peut vivre au jour le jour une survivante de l'inceste dans une solitude effroyable et dans une culpabilité destructrice. Cette voix rare et précieuse leur parle de vérité et témoigne pour toutes les victimes, elle leur dit qu'elles ne sont pas seules à vivre cet enfer et leur redonne dignité et espoir.

            De mon côté en tant que médecin, psychiatre et psychothérapeute, pendant plus de vingt ans j'ai pris en charge des victimes de violences, et avec elles j'ai travaillé à reconstruire leur histoire, à identifier toutes les violences subies, et tous les abus de pouvoir, à dénoncer et démonter les manipulations et les conditionnements opérés depuis leur plus petite enfance, à percevoir les positions perverses des agresseurs, leur intentionnalité et leurs motivations réelles (ils savaient ce qu'ils faisaient) et à rétablir une vérité recouverte par une couche épaisse de mensonges souvent très « convaincants » et par « un silence de mort », en s'aidant de toutes les preuves, de toutes les incohérences relevées, de tous les indices, en faisant sans relâche des liens entre les symptômes, les troubles des conduites telles que les mises en danger et les auto-agressions, les rêves, les cauchemars et les violences subies. Et pour ce faire, il a fallu ne jamais renoncer à la conviction que les violences et les symptômes, aussi incompréhensibles qu'ils puissent paraître, obéissaient à une logique et à une cohérence qu'il s'agissait de découvrir et de comprendre. Cette compréhension était la clé permettant d'accéder à la justesse de liens construits sur des associations d'idées, de sensations et d'affects, d'ouvrir la porte à la vérité et d'y voir enfin clair. Seule cette compréhension permettait aux victimes traumatisées de renouer avec leur propre vie et de ne plus être piégées par une pseudo-réalité mise en scène et imposée par les agresseurs, puis par la pseudo-réalité mise en scène par leur mémoire traumatique. Cette compréhension leur permettait aussi de renouer avec un sentiment de dignité, d'unité et de sécurité intérieure et de sortir des situations de manipulations et d'emprise et de ne plus se sentir coupables. Car la plupart des violences sexuelles, si elles sont des délits et des crimes « parfaits » (en France seuls 8% des viols font l'objet de plainte et 1% de condamnation ! selon des chiffres de l’Observatoire National de la Délinquance fournis en 2007), laissent malgré tout des traces, des indices, des preuves qu'il faut retrouver et bien interpréter. Avec mes patients victimes de violences, j'ai cherché de façon têtue à comprendre l'origine de leurs symptômes, les mécanismes psychotraumatiques en jeu et les raisons pour lesquelles, paradoxalement, les victimes de violences souvent s'auto-détruisent ou se mettent en danger. Je ne pouvais accepter les concepts explicatifs freudiens de fantasmes, de masochisme, de « pulsion de mort », de « compulsion de répétition », ou de fascination pour le traumatisme, ils ne me paraissaient pas logiques; non seulement ils ne rendaient pas justice aux victimes mais les culpabilisaient. Aidée par ce que m'apportait la clinique, par ce que vivaient mes patients et par ce qu'ils me disaient de leur souffrance, de leur histoire, par le travail psychothérapique fait avec eux, par des témoignages et par tout ce que de nombreux artistes avaient pu révéler sur la violence et ses conséquences, aidée aussi bien sûr par tous les travaux de grands cliniciens et les tableaux de névrose traumatique, d'état de stress post-traumatique, de syndrome psychotraumatique qu’ils ont décrits, par les travaux neurobiologiques sur le circuit émotionnel du stress et sur la mémoire, et enfin par les dernières découvertes scientifiques et les progrès en neuro-imagerie depuis le début des années 2000, j'ai pu élaborer grâce à une synthèse entre clinique psychiatrique et recherche neurobiologique un modèle théorique permettant de mieux comprendre les mécanismes à l'origine de la mémoire traumatique et de toutes les conséquences psychotraumatiques les plus graves[1]. Il a été essentiel pour moi, et pour mes patients, de comprendre enfin, grâce à l’apport éclairant des mécanismes neurobiologiques, que des conduites à risques paradoxales, telles que les conduites addictives (alcool, drogues, jeux, sexualité), les mises en danger, les automutilations, font elles-mêmes partie des conséquences d'une mémoire traumatique de violences antérieures, et qu'elles sont un moyen anesthésiant (qui calme la souffrance mentale et physique) et dissociant (c'est-à-dire qui déconnecte de la réalité en altérant la conscience) très efficace à court terme pour échapper à un mal-être insupportable et incompréhensible, produit par cette même mémoire traumatique.
           
 Les mécanismes neurobiologiques à l'origine des troubles psychotraumatiques sont des mécanismes de survie exceptionnels que le cerveau met en place lors des violences pour échapper à un risque vital provoqué par  un état de stress extrême. Les violences sexuelles sont tellement terrorisantes, sidérantes, incompréhensibles, incohérentes et impensables, qu'elles vont pétrifier le psychisme - le mettre en panne - de telle sorte qu'il ne pourra plus jouer son rôle de modérateur de la réponse émotionnelle déclenchée par une petite structure sous-corticale, l'amygdale cérébrale, qui joue un rôle d'alarme en commandant la sécrétion d'hormones de stress : l'adrénaline et le cortisol. La réponse émotionnelle monte alors en puissance sans rien pour l'arrêter et atteint un stade de stress extrême qui représente un risque vital cardio-vasculaire (adrénaline) et neurologique (cortisol) par "survoltage", et impose la mise en place par le cerveau de mécanismes de sauvegarde neurobiologiques exceptionnels sous la forme d'une disjonction. C'est un court- circuit qui isole l'amygdale cérébrale et qui permet d'éteindre la réponse émotionnelle. Cette disjonction se fait à l'aide de la libération par le cerveau de neuromédiateurs qui sont des drogues dures endogènes morphine-like et kétamine-like. La disjonction entraîne une anesthésie émotionnelle et physique alors que les violences continuent, et elle donne une sensation d'irréalité, de déconnexion, de corps mort, de n'être plus dans la situation mais de la vivre de l'extérieur en spectateur : c'est ce qu'on appelle la dissociation. La dissociation peut parfois s'installer de manière permanente, donnant l'impression de devenir une automate, d'être dévitalisée, déconnectée, anesthésiée, confuse, une morte-vivante. La disjonction est aussi à l'origine de troubles de la mémoire et d'une mémoire traumatique. La mémoire émotionnelle des violences va rester piégée dans l'amygdale, et ainsi isolée, ne pourra pas être traitée par l'hippocampe (structure cérébrale qui est un logiciel de traitement et d'encodage de la mémoire consciente et des apprentissages). Cette mémoire traumatique va alors rester en l'état, surchargée d'effroi, de détresse, de douleur et exploser ensuite, à distance des violences, de manière incontrôlable au moindre lien ou stimulus qui les rappellent (situations, lieux, odeurs, sensations, émotions, stress, etc.). Elle fait revivre à l'identique, de façon intolérable, les violences, avec les mêmes émotions, les mêmes sensations, le même stress extrême lors de réminiscences ou de cauchemars. Elle envahit totalement la conscience et provoque une détresse, une souffrance extrême et à nouveau un survoltage et une disjonction. La vie devient un enfer avec une sensation d'insécurité, de peur et de guerre permanente. Il faut être dans une vigilance de chaque instant pour éviter les situations qui risquent de faire exploser cette mémoire traumatique. Des conduites d'évitement et de contrôles de l'environnement se mettent alors en place. Toute situation de stress, toute remémoration, tout lien avec les violences est à éviter, il est impossible de relâcher sa vigilance, dormir devient extrêmement difficile. La vie devient un terrain miné par cette mémoire traumatique qui est tout le temps susceptible d'exploser en se rechargeant encore plus à chaque fois, et en créant au bout d'un certain nombre d'explosions une accoutumance aux drogues dures endogènes disjonctantes. À cause de cette accoutumance, l'état de stress extrême avec survoltage ne peut plus être calmé par la disjonction, la souffrance devient intolérable, avec une impression de mort imminente. Pour y échapper, il n'y a plus comme solution que de recourir au suicide ou à des conduites dissociantes, c'est-à-dire à des conduites qui augmentent brutalement le niveau de stress pour arriver à tout prix à sécréter suffisamment de drogues dures endogènes (pour disjoncter malgré l'accoutumance), ou qui renforcent l'effet des drogues endogènes grâce à une consommation de drogues exogènes (alcool, drogues, psychotropes à hautes doses). Ces conduites dissociantes sont des conduites à risques et de mises en danger : sur la route ou dans le sport, mises en danger sexuelles, jeux dangereux, consommation de produits stupéfiants, violences contre soi-même comme des automutilations, violences contre autrui (l'autre servant alors de fusible grâce à l'imposition d'un rapport de force pour disjoncter). Rapidement ces conduites dissociantes deviennent de véritables addictions. Ces conduites dissociantes sont incompréhensibles et paraissent paradoxales à tout le monde (à la victime, à ses proches, aux professionnels) et sont à l'origine chez la victime de sentiments de culpabilité et d'une grande solitude. Elles représentent un risque très important pour sa santé (accidents, maladies secondaires aux conduites addictives).

Les violences sexuelles ont le triste privilège de partager avec les tortures le palmarès des violences les plus graves, les plus destructrices et les plus tues. La loi du silence règne sur ces violences fréquentes, majoritairement commises par des proches et sur des mineurs. Elles ont des conséquences redoutables sur la santé psychique, et font partie de la catégorie de traumatismes qui sont à l'origine des plus forts pourcentages de troubles psychotraumatiques, tels que les états de stress post-traumatiques, soit 80%, versus 24 % pour les traumatismes en général[2]. Les violences sexuelles, particulièrement quand elles ont été commises sur des enfants, ont un impact catastrophique sur la santé physique et psychique des victimes et sur leur vie sociale, professionnelle, personnelle et amoureuse. Ce sont les victimes de violences sexuelles qui vont subir les plus grandes injustices, comme nous le démontre magistralement le témoignage de Maritée : non seulement les violences sont très rarement identifiées, les agresseurs encore moins dénoncés, les conséquences sur la santé quasiment jamais dépistées ni traitées, mais le plus souvent les victimes vont être abandonnées, rejetées, exclues, condamnées du fait de leurs symptômes, sommées de s'expliquer et de se justifier par rapport aux troubles du comportement et des conduites très fréquents qu'elles développent, ce sont elles que la société va culpabiliser, c'est à elles que tous les proches et les intervenants vont faire sans cesse la morale, ce sont elles qui vont être méprisées. Tout se passe comme si, face à une victime d'un coup de poignard qui saigne abondamment, toutes les personnes autour d'elle, au lieu de la secourir, n'arrêtaient pas de lui reprocher de saigner, de salir tout, de ne rien faire comme tout le monde, d'être décidément complètement nulle de saigner ainsi, de se plaindre pour rien et de gâcher la vie de tout le monde, sans que personne ne se préoccupe un seul instant de l'agression et de l'agresseur qui pourrait tranquillement partir sans être inquiété, ou même de façon encore plus perverse, pourrait rester là, en face de la victime, en se joignant au concert de reproches. Ce serait extrêmement choquant et paraîtrait d'une grande injustice et c'est pourtant ce qui se passe pour les victimes de violences sexuelles. Non seulement elles ne reçoivent aucun secours, mais leur agression est ignorée, voire niée, leur agresseur absolument pas inquiété, et leurs blessures, leurs symptômes, au lieu d'être soignés et pris en compte, leur sont continuellement reprochés, comme si elles en étaient seules la cause par leurs inconséquences, leurs "caprices", leur paresse, leur mauvaise volonté, leur égoïsme, leur ingratitude, leurs provocations, leur faiblesse de caractère, quand ce n'est pas leur méchanceté, leur agressivité, leurs mensonges, leurs vices ou leur folie. Et la famille, les enseignants, les professionnels du social et de la santé de se plaindre de n'avoir vraiment pas de chance d'être obligés de s'occuper de cas aussi problématiques, sans que personne ne s'interroge sur ce qui a pu se passer, ni sur le fait qu'une aussi grande souffrance doive bien avoir une cause. Étrangement tout le monde a tendance à accepter très facilement que tous ces symptômes graves (douleur morale, tentatives de suicides, automutilations, fugues, conduites à risques particulièrement sexuelles, addictions, dépression, phobies, crises d'angoisse, insomnies, troubles des conduites alimentaires…) se soient développés comme par génération spontanée, c'est de la malchance, ces enfants et ces adolescents ont été trop gâtés, trop couvés !! ou ont eu de mauvaises fréquentations…ou bien ils sont nés comme cela, c'est dans les gènes…, c'est donc de la faute à personne ! Ouf !

Cette grande injustice se met en place avec la complicité du plus grand nombre, et bénéficie du silence des victimes. En effet une partie des victimes ont une amnésie psychogène des violences, jusqu'à 38% des victimes de violences sexuelles connues dans l'enfance n'en ont aucun souvenir 17 ans plus tard, d'après une étude de Williams (1994)[3] et 59% vont être amnésiques lors de périodes plus ou moins longues (étude de Brière, 1993[4]). Une autre partie des victimes ont des souvenirs, mais ceux-ci leur paraissent faux ou irréels car ils sont accompagnés de troubles dissociatifs, de sentiments d'étrangeté, de sensation d'avoir été spectateurs.  D'autres victimes garderont le silence car elles se sentent trop honteuses et culpabilisées pour arriver à en parler, ou pensent comme le leur a dit l'agresseur que personne ne les croira, ou encore ont trop peur de l'agresseur qui les a menacé, ou enfin trop peur de réveiller une douleur intolérable en en parlant.  De plus l'anesthésie émotionnelle mise en place par les dissociations joue un rôle important dans la minimisation des violences qu'elles ont subies, les violences peuvent alors ne pas paraître si graves puisqu'elles n'entraînent pas en apparence de souffrance. La théorie des « faux souvenirs » parachève cette injustice en disqualifiant le travail psychothérapique qui permet à des victimes de retrouver leur mémoire. Tout ceci est dû à une tradition de sous-estimation des violences sexuelles faites aux mineurs et aux femmes, de leur gravité, de leur fréquence, une tradition de banalisation d'une grande partie de celles-ci, voire de justification (idées reçues sur la sexualité masculine). La méconnaissance de la gravité des conséquences sur la santé des victimes, particulièrement sur la santé psychique, et sur les mécanismes en cause, ne fait qu'aggraver la situation. Il en est de même avec la méconnaissance des conséquences sociales des violences sexuelles sur l'apprentissage, sur les capacités cognitives, sur la socialisation, sur la vie sexuelle et amoureuse, sur les risques de conduites à risques, asociales et de délinquance, sur les risques d'être à nouveau victime de violences sexuelles ou autres, ou d'en être auteur.       
Les violences, il faut le rappeler, sont « des situations anormales entraînant des conséquences psychotraumatiques normales » fréquentes, graves et durables, liées à la mise en place de mécanismes neurobiologiques de sauvegarde.  Et les conduites dissociantes sexuelles font partie des conséquences psychotraumatiques les plus spécifiques des violences sexuelles. Ces conduites dissociantes s'installent souvent dès l'enfance après les violences, les victimes les pratiquent seules sur elles-mêmes, en se cachant (mais les plus petits peuvent les avoir en public, à l'école). Elles peuvent prendre la forme d'une masturbation compulsive, d'une addiction à la pornographie, de scénarios fantasmés de violences, de conduites à risque sexuelles, ou de mises en actes de sévices sur soi-même en reproduisant au plus près les violences subies, avec de possibles automutilations, comme Maritée le décrit dans son livre. L'addiction au stress est trompeuse, elle peut passer pour une excitation sexuelle, ce qu'elle n'est pas, et la disjonction avec la sécrétion par le cerveau en flash de drogues dissociantes morphine-like et kétamine-like peut être confondue avec un orgasme. Ces comportements, ces pensées, ces pratiques compulsives, sont très douloureusement vécues, car les victimes n'en veulent pas et en ont horreur, elles ne les comprennent pas et se sentent coupables et honteuses.

Le témoignage de Maritée illustre parfaitement tous les mécanismes psychotraumatiques et leurs conséquences désastreuses sur la santé et la vie des victimes. Maritée nous montre dans son témoignage combien nous avons besoin avant tout de vérité, de compréhension, de cohérence et de soins spécialisés pour réparer la terrible blessure que représente un inceste. Cette violence est tellement impensable que tout concoure à la dénier et à ne pas la reconnaître. Contre le déni de toute la société, contre la méconnaissance de tous les professionnels, il faut donc lutter sans relâche par le témoignage, la recherche, la diffusion d'information et la formation de tous les professionnels concernés. Cette lutte, Maritée et moi, nous la menons en commun et de façon complémentaire. Et son livre est un outil précieux pour toutes les victimes et tous les professionnels.


Docteur Muriel SALMONA
Psychiatre-Psychothérapeute,
Chercheuse et Formatrice en psychotraumatologie
et victimologie,
Présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie (http://www.memoiretraumatique.org),
Responsable de l'Antenne 92 de l'Institut de Victimologie,
Bourg la Reine, France


[1] Salmona, M.  Mémoire Traumatique. Dans : L’aide-mémoire de Psychotraumatologie. Paris, Dunod, 2008.
[2] Breslau N, Davis GC, et al. Traumatic events and PTSD in an urban population of young adults. Arch Gen Psychiatry 1991; 48: 216-222.
[3] Williams LM. Recall of Childhood Trauma : A prospective Study of Women’s Memories of Child Sexual Abuse.  J Consult Clin Psychol 1994; 62 (6): 1167-1176.
[4] Briere J, Conte J. Self-Reported Amnesia for Abuse in Adults Molested as Children. Journal of Traumatic Stress 1993; 6 (1): 21-31.

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